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Le feu couve dans une âme plus sûrement que sous la cendre.
Gaston Bachelard
La Psychanalyse du feu.
Kalan fut réveillé, dans son abri douillet entre les larges seins de sa mère, par des jurons sonores et une bousculade quelques mètres plus bas au milieu de la File. Le carillon au-dessus de sa tête sonna cinq coups, cinq comme le nombre de ses doigts et celui de ses années. Il ne tourna pas la tête dans la direction de la bousculade, parce que sa mère lui avait appris que cela portait malheur de regarder des gens sur qui le malheur arrivait. Deux surveillants de la File venaient d’apparaître avec leurs matraques. Il y eut de nouveau une série de bruits mous et écœurants, puis la matinée retrouva son calme.
Il restait bien au chaud sous le voile qui abritait sa mère et lui comme il les avait abrités le jour précédent. Au carillon de cinq heures, cela faisait exactement dix-sept heures qu’ils se trouvaient dans la File. Sa mère l’avait prévenu que ce serait très long. La veille à midi, Kalan avait hâte d’arriver enfin à l’intérieur du magasin d’alimentation ; mais après tout ce qu’il avait vu dans la File, il n’avait plus qu’une envie, c’était de rentrer à la maison.
Ils avaient dormi, ces dernières heures, devant les grilles mêmes du magasin. Il entendait maintenant les bruits des pas de l’autre côté des grilles et le cliquetis des chaînes que l’on défaisait.
Sa mère épousseta leurs vêtements et rassembla tous leurs récipients. Il portait déjà le sac à dos qu’elle lui avait fait. Il ne l’avait pas quitté depuis qu’ils s’étaient débarrassés de leurs vieilles affaires. Kalan voulait être prêt quand elle achèterait le riz, parce que c’était son travail de rapporter le riz à la maison. Ils étaient arrivés devant les portes de l’entrepôt à minuit, juste à temps pour se les voir fermer au nez. Sa mère l’avait aidé à déchiffrer la pancarte : « Fermé pour cause de nettoyage et inventaire de 0 h à 5 h. » Il aurait voulu commencer tout de suite à porter le riz pour être à la maison plus tôt, mais sa mère l’avait tiré par un pan de chemise en lui disant :
— Ils ne sont pas encore prêts. Tu ne réussirais qu’à te faire battre et nous perdrions notre place.
Une vieille femme, juste derrière Kalan, fit claquer sa langue et prit une longue inspiration sifflante.
— Regardez-moi ça, chuchota-t-elle.
Elle pointa un long doigt osseux dans la direction d’un homme qui descendait la rue en courant. Il était jeune et de courte taille. Il regardait les quais derrière lui plus souvent qu’il ne regardait devant lui et trébuchait sans cesse. Tout en courant, il se bouchait les oreilles des deux mains et rentrait les épaules comme s’il avait peur que ceux qui étaient dans la File ne lui sautent dessus. Au moment où deux gardes de la sécurité traversaient la rue à sa rencontre, il détala comme un lapin en poussant, hors d’haleine, de petits cris effrayés. Il voulait dire quelque chose, mais Kalan ne comprit pas quoi.
— Un dingue du jusant, reprit la vieille. Une de ces îles familiales a encore dû s’échouer. Ce n’est pas facile pour eux, en ce moment.
Elle haussa d’un ton sa voix grêle pour ajouter d’une manière sentencieuse :
— L’insondable courroux de Nef s’abattra un jour sur cet infidèle de Flatterie…
— Silence ! aboya l’un des gardes, et l’anathème se termina en un grommellement inaudible.
Suivit alors, le long de la File, une discussion à voix basse sur les difficultés d’adaptation, le genre de propos que Kalan avait entendu échanger autour du feu depuis qu’ils s’étaient établis ici après avoir quitté la mer. Il ne se souvenait pas du tout de l’époque de la mer, mais sa maman lui avait raconté de nombreuses histoires où elle lui décrivait la beauté de leur petite île et où elle nommait toutes les générations qui avaient vogué avec les courants avant la naissance de Kalan.
La File s’anima, s’étira et fit passer le mot vers l’arrière comme une onde serpentine.
— Ils apportent les clés. Hé ! Voilà les clés. Ils apportent les clés, petite sœur.
Sa mère se leva et s’appuya contre le mur pour conserver son équilibre tandis qu’elle sanglait son sac sur son dos.
— Hé, p’tite sœur !
Un homme de la sécurité au visage balafré s’était interposé entre Kalan et sa mère et donna à celle-ci un coup de matraque sur le côté de la jambe.
— Écartez-vous du mur. Vous savez bien que vous n’avez pas le droit…
Elle s’avança juste sous son nez pour mettre son sac en place d’un mouvement d’épaule, sans lui dire un seul mot. Il ne céda pas le terrain. C’était la première fois que Kalan voyait quelqu’un qui ne reculait pas devant sa mère.
— Les premiers numéros en tête de file, de gauche à droite, par ordre alphabétique ! leur cria le garde.
Celle fois-ci, il donna à la mère de Kalan un coup de matraque sur les fesses.
— Dépêchons-nous !
Ils se retrouvèrent de l’autre côté des grilles, au milieu d’une foule compacte, puis à l’intérieur d’un long couloir. Là où Kalan s’attendait à voir un magasin d’alimentation, il n’y avait qu’un mur avec une série de stalles. De part et d’autre de chaque stalle se trouvaient un employé et un garde de la sécurité armé d’un bâton étourdisseur. Et de chacune sortait ce qui ne pouvait être, pour Kalan, que le nez ou la langue de quelque gigantesque démon.
Sa mère le poussa en avant, avec leur attirail, vers la stalle suivante.
— Ce sont des tapis roulants, expliqua-t-elle. Ils vont jusqu’à la réserve qui se trouve derrière et nous ramènent notre commande qui tombe ici devant nous. Nous donnons la commande et les points-rations à cette femme et quelqu’un, à l’intérieur, s’occupe de tout rassembler.
— Mais je croyais que nous allions entrer.
— Je ne peux pas te conduire à l’intérieur. Mais il y a des choses que nous pourrons acheter, sur le chemin du retour, quand le marché ouvrira. Je te ferai faire un tour pour que tu puisses voir les marchands et leurs étals.
— La commande !
Sa mère tendit la liste au garde, qui la passa à l’employée. Celle-ci était borgne et il fallait qu’elle tienne la feuille tout près de son visage pour pouvoir la lire. Tranquillement, elle barra un certain nombre d’articles. Kalan ne put voir lesquels. Il ne savait pas lire tout ce qui était écrit sur la liste, mais sa mère la lui avait lue et il connaissait par cœur chaque article d’après son emplacement. Il vit que la moitié environ de ce qu’ils avaient commandé était barrée. L’employée tapa le reste sur un clavier. Il y eut un bourdonnement et une série de déclics puis ils attendirent que la marchandise arrive sur le tapis roulant.
En se mettant bien dans l’axe, Kalan apercevait le tapis roulant sur toute sa longueur ; mais cela ne lui donnait qu’une petite idée de ce qu’il y avait à l’intérieur du magasin. Il voyait juste des piles de vivres, la plupart sous emballage, et beaucoup de monde autour.
Sa mère lui avait dit qu’ils achèteraient leur poisson à un pêcheur sur le quai. Il trouvait cela drôle. Son père était pêcheur, mais ils n’avaient pas le droit de manger son poisson. Il fallait qu’ils l’achètent comme tout le monde à un marchand. Un jour, un homme qui avait péché avec son père pendant deux ans avait disparu. Kalan avait entendu ses parents en parler. Ils disaient que c’était parce qu’il avait rapporté illégalement du poisson à la maison au lieu de livrer toute sa pêche en débarquant.
Le premier paquet qui tomba du tapis roulant fut un sac de riz, emballé dans un joli papier vert de fabrication îlienne. Il était plus lourd, pour ses cinq kilos, que Kalan ne l’aurait cru. Sa mère l’aida à le glisser dans son sac à dos, où il y avait juste la place qu’il fallait.
Soudain, des cris éclatèrent de tous les côtés à la fois. Sa mère et lui furent bousculés et se blottirent, pour se protéger, sous le tablier du tapis roulant. De lourdes plaques de métal bouchèrent le passage au-dessus de chaque tapis roulant, et les grilles par lesquelles ils étaient entrés se refermèrent dans un grand bruit. Une foule en colère essayait d’envahir l’entrepôt et les gardes de la sécurité la refoulaient.
Un peu plus d’une douzaine de personnes avaient réussi à passer avant la fermeture des grilles.
— Nous avons faim, tout de suite ! s’écria un homme. Nous avons faim, tout de suite !
Ils se battaient avec les gardes et Kalan vit du sang couler sur le pont juste à côté de lui. Les hommes qui étaient entrés avaient des armes étranges : des morceaux de métal dont un côté avait été affûté et l’autre entouré de ruban isolant pour faire un manche, des barres de fer à l’extrémité pointue. Tout le monde cognait dur, tailladait, tranchait. Ceux de la File, comme Kalan et sa mère, s’abritaient où ils pouvaient.
L’un des pillards saisit le sac à dos de Kalan, mais le petit garçon tint bon. L’homme le secoua comme un prunier, mais il ne lâcha pas prise. Kalan vit qu’il avait du sang partout, sur son visage aux yeux enfoncés, à cause d’une blessure qu’on lui avait faite au nez. Son haleine pourrie exhalait des relents essoufflés de dents cariées.
— Lâche ça, petit, ou je te crève.
Kalan tenait fermement son bien dans ses petites mains, et ne lâchait pas prise.
Un garde frappa le pillard à la nuque avec son étourdisseur réglé au maximum. Kalan sentit le picotement transmis à travers le sac par la main de l’homme. Ce dernier s’affaissa avec un bruit mou et demeura aussi immobile que le sac de riz.
La mère de Kalan l’attira très fort contre elle tandis que les gardes matraquaient consciencieusement le reste des pillards. Il essaya de ne pas regarder les visages réduits en bouillie, où le sang coulait de partout. Mais il y en avait de tous les côtés autour de lui. Il enfouit son visage entre les larges seins de sa mère et sentit qu’elle pleurait.
Elle lui caressa la tête, tout en sanglotant silencieusement, et il entendit les gardes de la sécurité qui traînaient les corps en continuant de matraquer ceux qui revenaient à eux.
— Mon pauvre chéri, murmura sa mère. Ce n’est pas un endroit pour toi. Ce n’est un endroit pour personne.
Ignorant les glapissements des gardes autour d’eux, Kalan se concentra sur les rondeurs confortables de sa mère et sur le riz qu’il n’avait pas lâché un seul instant.